les œuvres de l’abbé Bouget: Le Père éternel et le Calvaire

Dans la paroisse de Trégastel, en 1866, arrive un nouvel abbé né à Landebaeron près de Kermoroc’h près de Guingamp le 7 novembre 1804. Jean-Jacques Bouget est le cinquième enfant d’une famille qui en comptera douze. Ses parents sont des fermiers aisés d’une ferme de trente hectares à Ty Guyader. Brillant élève, il choisit la religion et est ordonné prêtre par Monseigneur Poulpiquet, Evêque de Quimper en mai 1831 et demeure six ans vicaire à Plouégat-Guérand dans le Finistère. Il finit par obtenir son vœu le plus cher, le retour vers le Trégor et devient vicaire de Brélévenez le 16 août 1837. Le 23 mars 1839, il est nommé à Saint-Quay-Perros puis le 25 septembre 1845, il devient recteur de Landebaeron, sa ville natale où il aura le temps d’ériger quelques monuments religieux. Pourtant il quitte rapidement ce lieu pour Tréglamus où il restera  pendant dix huit ans. Etrangement, dans une lettre à l’évêque de Saint-Brieuc, il demande en décembre 1860 de laisser son vicaire Corluer dirigeait la paroisse à sa place pour se consacrer plus intensément à la vie spirituelle. Il partira pourtant pour être de nouveau recteur à Pluzunet, puis Saint-Agathon avant de rejoindre Trégastel en 1866. Ardent rénovateur du patrimoine religieux et spirituel, l’Abbé Bouget n’aura cesse de créer des monuments propagateur de la foi.

A Trégastel, il trouve en 1866 une paroisse côtière paganisante où les marins sont moins près de Dieu que les agriculteurs de l’Argoat. L’église du bourg est loin de la côte et la chapelle Sainte-Anne est plus ou moins désaffectée. On y fait sécher voiles et filets. L’abbé décide donc de se rapprocher d’eux en créant une chapelle sur leur lieu d’atterrage, le Coz Porzh. Manquant de moyens financiers, il trouve chez les pécheurs eux-mêmes un abri, où ils rangent déjà filets et casiers : un abri troglodyte dans un chaos de granit rose. On lui fait de la place pour bâtir un autel ; la belle salle voutée vaut toutes les nefs de Rome. Aujourd’hui, les aquariums obturent cette vaste salle. Afin de matérialiser la chapelle, ou vieille église (Coz ilis), l’abbé avait quelques mois au paravent, en 1869, fait construire un amer pour ramener pieusement les pécheurs en terre  chrétienne, en la personne de Jésus. Le béton commençait à entrer dans les constructions. On  coulera donc une statue portant une croix. Qui mieux que Jésus sait le faire ? Ainsi nait la statue de Jésus sauveur du monde. L’inauguration eut lieu en grandes pompes le 22 juillet 1869, par les recteurs du voisinage .

Lors de l’inauguration (collection P.A Vezin)

« Considérant que nos grèves sont continuellement visitées par des étrangers et qu’un très grand nombre des habitants, surtout les pauvres, gagnent leur vie sur la mer qui souvent leur sert de tombeau, voulant élever leurs pensées vers Dieu et leur apprendre à sanctifier leurs peines, on a placé sur un rocher la statue du Bon-Sauveur devant laquelle nos bons marins se découvrent en lui adressant une prière. On a profité du passage d’un évêque missionnaire pour la bénir en présence d’un nombreux clergé et d’un grand nombre de fidèles. Sans doute nous aurions désiré la statue plus belle et plus digne de celui qu’elle représente; mais le Bon Dieu regarde les intentions avec égard à la bonne volonté et à la pensée de Foi de ceux qui l’y ont placée.

        

Parmi les signataires, citons: J.-J. Bouget, recteur de Trégastel, Guillou, recteur de Servel, Y.-M. Nicol, vicaire de Ploubezre, Le Roux, recteur de Plufur, L. Frouin, chanoine, recteur de Perros-Guirec; Daniel, chanoine, curé doyen de Lannion; Guiche, curé archiprêtre; Y.-M. Conan, chanoine aumônier de Sainte-Anne de Lannion; J.-M. Le Goas, recteur de Pleumeur-Bodou; évêque de Larousdu, coadjuteur. Cet évènement semble faire ainsi l’unanimité parmi les ecclésiastiques de la côte.

Les orages et les tempêtes s’acharneront sur le Seigneur ainsi représenté. Ayant perdu sa croix, il perdra bientôt sa fine tête de Christ. Les maçons qui le restaureront au fil des décennies auront de moins en moins d’habileté pour lui conserver un air juvénile. Un jour, sans doute, un touriste ne connaissant pas son histoire l’appellera le Père éternel. Ainsi Jésus enfantera de son Père, curieuse interprétation de la bible. L’abbé Bouget ne se contentera pas d’une statue pour récupérer ses ouailles. Quelques mois plus tard en 1871, il achèvera la mise en abri du chaos granitique sous cette statue et en fera une chapelle avec sacristie qu’on appellera la vieille église (Coz Ilis) comme si elle remontait à l’âge des premiers chrétiens.

Avant sa mort à Trégastel en 1877, il écrira un testament olographe :

Je reconnais la foi et la charité de ma famille et héritiers qui se feront un plaisir d’exécuter mes volontés. Il suffira qu’ils les connaissent.

Je désire :

-1°…

-2° que les grottes de Trégastel à moi appartiennent et à mes successeurs comme recteur  et jouissent

Signé JJ Bouget Recteur Trégastel le 11 février 1877.

L’acceptation de ce testament est faîte par son successeur le recteur Menguy qui dès 1878 appréhende les festivités autour de la grotte avec l’arrivée des baigneurs…

Après lecture et mûre délibération du conseil de fabrique, jugeant que la possession des dîtes grottes du recteur de Trégastel est très utile pour le bien de la dite paroisse, vu que ces grottes occupées par d’autres pourrait être une occasion de désordre, accepte provisoirement et avec reconnaissance le dit legs de Mr l’Abbé JJ Bouget à l’unanimité et charge le trésorier de faire toutes les diligences nécessaires pour obtenir l’autorisation du gouvernement et faire acte d’acceptation définitive. Monsieur le Recteur, tant en son nom qu’au nom de ses successeurs déclare à son tour accepter provisoirement le dit legs fait en sa faveur des dites grottes de Trégastel. En foi de quoi moi, Philippe Menguy, recteur, je signe les jours, les mois et an de dessus la dite acceptation provisoire.

Il ignore pourtant que la plus grande ignominie subie par ce lieu de paix sera le stockage de munitions par les Allemands dès 1940.

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Elles seront habitées par une famille (David) jusqu’à la débâcle de 1940. Le passage des troupes allemandes a laissé les lieux à l’abandon, permettant à la municipalité d’y installer un musée préhistorique mais cela est une autre histoire.

En même temps il restaure l’église du bourg en faisant exécuter par Joseph Piriou, maître verrier à Lannion, le vitrail de l’autel de la vierge toujours visible et commande un chemin de croix aujourd’hui disparu et  béni le 22 juillet 1869 par M. Le Roux recteur de Plufur. Ce chemin de croix sera sans doute vendu à l’issue des inventaires de l’église.

Il fait réparer et redécorer avec un goût très sûr les statues toujours présentes dans l’église.

Eglise de Trégastel au XIXème siècle par Charles Barré

 

Déjà lors de ces premiers travaux, on peut se demander où notre recteur va puiser ses fonds. Une anecdote existe qui pourrait éclairer les interrogations : un certain jour, l’abbé Bouget rend visite à son frère résidant à Kermoroc’h et lui fait part de ses difficultés à se déplacer et de son souhait d’acheter un cheval. Son généreux frère lui prête l’argent pour l’achat de ce cheval. Rentré à l’église de Trégastel, il trouve que le vitrail au dessus de l’autel de Saint-Yves est bien vide et décide de l’acquisition d’un vitrail auprès  de M. Piriou à Lannion. Lorsque son frère s’enquiert devant l’écurie vide de l’existence d’un cheval, il l’emmène à l’église et en lui présentant le vitrail il dit simplement : Le cheval, le voila.

Satisfait de ces premiers actes de la foi,  il va se lancer sur deux projets encore plus gigantesques. : Le Calvaire et l’école religieuse des filles près du bourg.

 

La construction du calvaire est plus compliquée car l’idée a germé dans l’esprit de notre abbé sans étude financière préalable. Notre historien local  Monsieur Mazé nous rappelle les péripéties de cette construction à travers les archives du presbytère de Trégastel

 « Le 12 février 1872: M. Frouin, chanoine honoraire, curé de Perros-Guirec, invité par M. Bouget, recteur de Trégastel, a procédé à la bénédiction de la première pierre du calvaire élevé sur le lieu de Crec’h Lest en Trégastel.

 A l’issue des Vêpres de la fête de la purification de la Sainte Vierge, la procession, composée des prêtres soussignants et suivie d’un grand nombre de fidèles, tant de Trégastel que des paroisses environnantes, s’est dirigée au chant des hymnes et des cantiques vers le dit lieu de Crec’h Lest; et le président, après avoir adressé à l’assistance une courte allocution appropriée à la circonstance, a béni solennellement la première pierre de ce monument qui a été élevé aux frais dudit M. Bouget et des prêtres et des fidèles d’une grande partie des paroisses bretonnes de ce diocèse. Tout s’est passé avec le plus grand ordre et de la manière la plus édifiante.

J.-J. Bouget, recteur de Trégastel ; D. Lavissière, recteur de Trébeurden; G. Cadic, vicaire de Trégastel; Julien Keréveur, commis-voyageur; Frouin, chanoine honoraire, curé de Perros-Guirec; P.-A. Le Borgne, vicaire de Servel; Joseph-Marie Le Goas, recteur à Pleumeur-Bodou, »

Après cette bénédiction de la première pierre du calvaire, avec, comme il se doit, un grand concours de membres du clergé des environs et une foule de fidèles, dès le lendemain, le recteur ouvre le chantier. Les premières victimes du bâtisseur improvisé sont les rochers des environs. Des carrières s’ouvrent en plusieurs endroits, là où la roche affleure. Et tandis que les tombereaux des paysans transportent les blocs de granite grossièrement équarris, d’autres hommes les disposent sans mortier sur le sommet du tertre. Bien vite, une sorte de crypte se forme, avec sa large entrée, ses fenêtres, sa coupole; tandis que monte, en spirale. Un étroit chemin bordé extérieurement de blocs de granite. Le recteur, à l’enthousiasme communicatif, paie, mêlant son argent personnel à celui des offrandes ; il court le pays à la recherche de bonnes volontés et d’argent frais, lance sans cesse des appels persuasifs; jusqu’au jour où il est bien obligé de reconnaître qu’il est submergé de dettes. Cependant, l’idée d’abandonner sa pieuse mais folle entreprise n’effleure même pas le bouillant curé, pourtant âgé de soixante-sept ans. Le fossoyeur Le Hir et Jobic le sonneur de cloche sont prêts à poursuivre son œuvre coûte que coûte. Les notables locaux lui conseillent de monter à Versailles tendre la main aux députés catholiques qui ne pourraient que lui réserver le meilleur accueil. Hélas! ces  beaux messieurs lui tournent le dos en ricanant. Ce curé de Basse-Bretagne, à l’accent impossible, qui fait l’aumône pour achever un ridicule calvaire dans une obscure paroisse trégorroise! Après de multiples démarches, l’abbé Bouget obtient une audience auprès de M. Thiers, président de la République. On dit que celui-ci lui fit remettre par sa femme une pièce de 1o francs. La décevante expédition de Versailles avait duré dix jours. Désemparé, notre curé se retrouve dans sa paroisse plus pauvre que jamais.

 Mais lorsqu’on apprend en Bretagne à quoi s’était réduite la générosité des messieurs de Versailles, les dons affluent de partout au presbytère de Trégastel.

 Et Jean-Jacques Bouget peut enfin achever son œuvre. La partie supérieure de l’édifice, une haute colonne tronc-pyramidale, est édifiée en belles pierres de taille. Les célèbres ateliers Hernot de Lannion fournissent un grand christ en kersanton ; et tout l’agencement du calvaire est effectué avec le plus grand soin sous la direction de M.J Collin. Le 15 août 1872, six mois après la pose de la première pierre, à l’issue des vêpres de l’Assomption, une procession présidée par l’abbé Joseph-Marie Le Goas, recteur de Pleumeur-Bodou, se rend à la chapelle du nouveau calvaire pour y bénir les trois statues en granite formant un groupe représentant la Pièta, saint Jean l’évangéliste et sainte Marie-Madeleine. Le 7 décembre de la même année, veille de la fête de l’Immaculée Conception, à l’issue d’une mission prêchée par les pères jésuites Le Forestier et Bleuzen, ont lieu la bénédiction de la chapelle et sa dédicace à Notre-Dame de Pitié.

 

Il faut dire que l’abbé utilise déjà les média locaux pour faire connaître sa mésaventure versaillaise. De l’évêque aux députés de Champagny,  Huon de Penanster et Depassé Maire de Lannion, chacun apporte son obole  et mêmes les anciens députés du parti rouge (sic) mettent la main au portefeuille. L’abbé est conscient que le granit à gros grain du pays est sans doute trop grossier mais l’exemple de l’achèvement de la tour carré de La Clarté avec celui-ci l’encourage à accepter tous ces dons en nature apportés par les carriers et cultivateurs bénévoles. S’il ne se distingue pas par la finesse du travail, il se fera remarquer au loin de la mer et des campagnes avoisinantes par sa hauteur et ses grandes proportions. L’abbé ne savait pas si bien dire puisque le Calvaire est toujours inscrit comme amer des cartes marines depuis cette époque.

Messe au Calvaire

Au centre la statue de saint François-Xavier

En fait ce calvaire a plus d’un particularisme qui le rende singulier. Sans doute la grotte du sous-sol est un clin d’œil à celle de Lourdes, mais le choix des statues n’est pas non plus le fait du hasard. Notre recteur a par ailleurs voulu mettre des légendes appropriées près de ces statues. Ces légendes nous renseignent sur la foi mais aussi sur la philosophie humaniste qui émane de l’Abbé Bouget.

Le visiteur se trouve d’abord devant la chapelle fermée par une grille. L’autel est surmonté du groupe de la Piéta. Sur une plaque de marbre, on peut lire:

Doué, pinvik enn madlez

Enn kreiz ar brassan dienez

Gant aluzen ar Bretoned –

Hen deuz ar c’halvar man savet.

(Dieu riche en Bonté,

 Au milieu de notre grande disette,

 Avec les offrandes des Bretons

 A fait ériger ce calvaire).

                      La petite chapelle et sa piéta

Une autre plaque porte l’inscription suivante en français :

« Jeté par un naufrage sur les côtes inconnues, tout à coup vous apercevez une croix sur un rocher. Malheur à vous si ce signe de salut ne fait pas couler vos larmes! Vous êtes en pays d’amis, ici ce sont des chrétiens. Vous êtes Français, il est vrai, et ils sont Espagnols, Allemands, Anglais peut-être! Et qu’importe, n’êtes-vous pas de la grande famille de Jésus-Christ ?

« Ces étrangers vous reconnaîtront pour frères, c’est vous qu’ils invitent par cette croix. Ils ne vous ont jamais vu, cependant ils pleurent de joie en vous croyant sauvés du désert.»

L’entente cordiale vient d’être proclamée, l’Anglais n’est plus l’ennemi héréditaire et notre abbé en est conscient.

Le chemin en spirale ensuite monte jusqu’à la plate-forme supérieure. Dans une première niche se présente la statue en granite d’un laboureur à genoux et tenant une bêche. Une inscription en breton dit les mérites de cette corporation, évidemment majoritaire parmi les donateurs :

«Eur labourer a fé pehini a heul lezen Doué ervad; a

zo gwell evit ann dud disket kaer a glorus péré a dremen

hô amzer oll o sellet ouz ar stered hag a ankoé Doué hag

hoh iné.» ( Le laboureur croyant qui suit bien la loi de Dieu vaut mieux que les personnes bien savantes et orgueilleuses qui passent tout leur temps à regarder les étoiles et oublient Dieu et leur âme. )

 

              Le laboureur

 

 

Puis, dans une grande niche qui regarde le sud, se dresse une belle statue en bois du Sacré-Cœur, (cette statue  qui a chu plusieurs fois au cours des décennies est aujourd’hui dans le transept sud de l’église du bourg)

 

En progressant encore sur ce chemin, on voit successivement

Saint Joseph à l’Enfant-Jésus, saint Yves et enfin, sur le rebord extrême, face au nord, Saint François-Xavier. La deuxième niche vide est sans doute celle de saint- Yves.

Sur le parcours on peut lire ces sentences en breton :

Ar mad kuzet eo ar gwelta (La bonne action cachée est la meilleure)

Eultagad zo awel peptra. (Il est un œil qui voit tout)

Stat crux dum volvitur orbis (Debout, la croix domine l’univers qui tourne)

Petra dalveo d’ann den gonid ar bed oll mar deû da goll he hine

(Que servira à l’homme de conquérir l’univers s’il vient à perdre son âme ?)

Doue da skanvo hon po-anio evel ré, St-Loram war he c’hrill pa

laré d’hé voureo : ‘Poaz a walc’h eo ann tu-mann; tro announ, ha debr dioutan (Que Dieu allège nos souffrances comme celles de saint Laurent sur le gril quand il disait au bourreau: « Ce côté est assez cuit; tourne-moi et  manges-en »)- Gwell eo diski mabik bihan evit dastum mado d’ ehan ( Il vaut mieux instruire un petit enfant que de lui amasser des richesses)

Bugale Doué’ a dIe bepret evel breudeur; en enn garet. (Les enfants de Dieu doivent toujours s’aimer comme des frères)

Gra Hirie ar vad a c’helli. Warc’hoaz marteze e vari  (Fais aujourd’hui le bien que tu pourras. Demain peut-être tu mourras)

Ar gwenan dastum mel. Ar paour aluzenno. (les abeilles récoltent le miel. Les pauvres les aumônes)

Roed aluzenno dar paour da gaout mel enn envo.(Fais l’aumône au pauvre pour recevoir du miel au ciel)

– Diou skeul a gas d’ann envou ar bed Kristenien, unan ann aluzen,hag an eil ar beden–  (Deux échelles mènent de ce monde les chrétiens au ciel, l’une l’aumône et la seconde la prière)

Saint-Laurent

Extrait du Passé retrouvé d’Emmanuel Mazé, de l’histoire de l’Abbé Bouget par Pierre Antoine Vézin et d’Entre histoire et légende (tome III) de Roger le Doaré